Il y a un plus d’un an sortait une tribune qui invitait à mettre un pied dans les luttes pour repolitiser les études autours de l’architecture et des territoires. Elle fait écho à la récentre prise de parole des étudiant·es d’agro paris tech… Cette tribune à initialement été publiée sur topophile.net et reporterre.net en mars 2021
Ne charrettons plus pour un monde délétère !
Plusieurs médias nationaux (1) ont publié ces derniers mois différents articles sur la culture de la charrette, les abus, pressions dans les écoles et la désillusion des jeunes professionnels. Les faits relatés ne sont pas nouveaux. Il nous a semblé que les symptômes mis en lumière sont ceux d’un malaise bien plus profond, sur le sens et le rôle politique de celles et ceux qui conçoivent et construisent les territoires dans une société qui continue de dérouler un projet destructeur du vivant. Les luttes nécessaires face à cette destruction nous paraissent dessiner des lignes bien plus désirables.
Les faits relatés ne sont pas nouveaux. « La charrette », on doit cette expression au XIXe siècle, à l’époque où l’architecture était intégrée aux Beaux-Arts durant laquelle de véritables charrettes transportaient en urgence les panneaux de rendus des étudiants aux salles d’examens. Le mythe veut que les étudiants travaillaient jusqu’au dernier moment sur leur rendu de projet à présenter au jury : « être charrette », c’est cette manière de travailler dans l’urgence et le stress, parfois la nuit, pour rendre des projets. Cette forme d’organisation est toujours présente dans le champ professionnel, conséquence du système de commande mais également des modes d’organisation au sein des agences.
Diplômé pour aménager le désastre ?
Il nous a semblé pourtant que les symptômes mis en lumière dans ces articles révèlent un malaise plus profond, lié au sens et au rôle politique que seront amenés à tenir celles et ceux qui conçoivent et construisent les territoires aujourd’hui. Car ils devront intervenir dans une société qui continue de dérouler un projet destructeur du vivant.
Les titres de presse cités sont autant de lignes de tristesse face à la réalité actuelle de l’architecture. Que ce soit la logique de métropolisation qui exploite des territoires de plus en plus lointains tout en maltraitant une partie de sa population en détruisant des lieux de vie, et des lieux de natures et de sociabilité ; que ce soit la logique d’extraction de ressources et de participation au rejet de CO2 dans l’atmosphère (2) (avec la construction intensive dans le cadre de grands projets, en Île-de-France par exemple) ; ou que ce soit les processus de décision et de financement qui, malgré tout un tas d’habiles artifices participatifs, continuent d’augmenter les inégalités (dans le cadre des grands projets métropolitains tel que ceux cités précédemment, qui déplacent dans des processus de gentrification classiques les populations les plus précaires à la marge des zones riches en services et bien desservies). Pour une large part, l’architecture et l’aménagement des territoires sont au service d’un marché néolibéral qui s’entête à épuiser le(s) vivant(s).
Ainsi les écoles d’architecture, d’urbanisme et de sciences politiques, de plus en plus imprégnées de telles logiques, tendent à constituer l’antichambre technique de ce marché. Quand elles investissent les questions écologiques, c’est trop souvent pour déployer un imaginaire cynique de la « transition » ou de la ville « durable » inscrit dans les logiques du « développement », qui prolonge la manière de gérer le désastre sans engager la nécessaire sobriété et résilience Les exemples de projets titanesques tels ceux du Grand Paris ou des JO 2024 illustrent des modèles et imaginaires urbains hors d’échelles, fondé sur l’urbanisation intensive et l’innovation technologique que certains enseignements déploient.
Dans un même mouvement, l’affaiblissement du processus de critique interne à la discipline et la dépolitisation des pratiques au profit d’une approche principalement technique et opérationnelle sont constitutifs de cette transformation des écoles.
Il est ainsi de plus en plus difficile au sortir des écoles de se positionner en praticien·ne·s engagé·e·s ancré·e·s dans la réalité des problématiques auxquelles nous devons faire face si l’on prend au sérieux les questions écologiques et sociales.
Mais, même les diplomé·e·s ayant développé une approche critique pendant leurs études devront se conformer, dès leur entrée dans le monde du travail, au BIM (Building Information Modeling) et à la smartcity. Outils de conception et matrices de pensée du développement métropolitain, moteur du capitalisme vert. Ces outils avalisent l’idée que l’écologie du futur va dépendre du nombre de capteurs que l’on sera capable de positionner dans les villes, et engagent de fait une société de surveillance qui ne remet aucunement en question son modèle de croissance de d’extraction.
Face à ces perspectives tristes et délétères, plutôt que de se demander « Comment mieux construire ? », nous préférons nous mettre au travail autour de la question : « Quelle culture voulons-nous nourrir ? » (3)
On ne protège pas le vivant sans être vivant soi-même
Une culture soumise à des rapports de domination, des pressions politiques, des lobbies et un système patriarcal ne peut contribuer à un monde écologique et empathique. En opposition à celle-ci, nous retrouvons des lignes des joies quand nous sommes capables de nourrir collectivement une culture sensible des amitiés, du commun et du vivant.
Pour cela, en tant qu’étudiant·e·s, professionnel·le·s, enseignant·e·s et habitant·e·s, nous devons oser dire « non ». Trop de charrettes, trop de projets construits trop vite, trop de compromis, trop de lobbies, trop de béton… Nous devons oser dire : « Je ne participerai pas à cela », et passer à l’acte en cultivant d’autres manières de concevoir et de construire, en inventant d’autres modèles et en occupant le terrain politique.
Nos professions sont submergées par une accumulation de réglementations, de normes, de certifications et autres labels. Ce cadre ultra-contraignant, centré sur la technique et la sécurité, empêche la créativité, l’autonomie, ainsi que le déploiement d’une réflexion sur leurs sous-jacentes politiques.
Il ne tient qu’à nous d’interroger, de détourner et de sortir du cadre pour défendre ce qui nous semble juste : privilégier les lieux et leur singularité, expérimenter les savoir-faire locaux, prendre le temps de concevoir et de questionner l’acte de bâtir. Questionner, désobéir, résister, défendre, et ainsi initier les ruptures nécessaires.
Penser le politique dans la vie, cesser d’en faire un champ séparé
L’architecture peut faire naître de multiples alternatives constructives et sociales. Mais pour ne pas se laisser instrumentaliser par les stratégies de « washing » en tout genre, il faut ancrer ces alternatives dans des formes et pratiques de résistances toujours en mouvement qui tiennent des lignes de front, notamment : prôner la vie avant l’économie !
Justement, certaines expériences vécues par nombre d’entre nous ont transformé le sens que l’on donne à nos métiers : ZAD, Ateliers populaires d’urbanisme, Extinction Rébellion, désobéissance civile, blocages, squats, friches, camps climat, collectifs de résistance citoyenne…
Prendre une demi-journée pour appuyer juridiquement l’ouverture de squats dans des territoires où les logements vacants dépassent souvent les 10 %. Dessiner et tailler des charpentes pour installer des maisons du peuple en lieu et place de grands projets inutiles. Participer à des actions de blocage d’entreprises qui intoxiquent le monde. Prendre part à des actions de reprises de terres pour soutenir une agriculture paysanne. S’engager dans le quotidien d’un territoire pour développer avec ses habitant·e·s une culture de la résistance face à la métropolisation. Défendre un jardin partagé. Cuisiner pour une cantine populaire… Ces prises de position et actions font exister des formes offensives indispensables pour enrayer ce régime de destruction. Elles nous consolident en tant que force sociale et puissance politique multiple, autonome des institutions technocratiques qui entretiennent les dynamiques toxiques en cours.
Ces actions nous encouragent à penser le politique dans la vie, à cesser d’en faire un champ autonome, séparé, dont il est tellement facile de s’isoler.
En architecture comme ailleurs, chacune de ces expériences de solidarité et de lutte, hors des relations marchandes, dont on ne saurait faire de liste exhaustive, transforment la manière dont nous pouvons nous engager dans nos vies et nos métiers.
L’année écoulée a éclairé crûment les inégalités existantes et la gestion autoritaire en germe. Malgré l’impuissance dans laquelle elle nous enserre, elle nous a aussi donné la force de nous engager dans les chemins de solidarité et de sobriété. Pour celle qui vient, sachons nous organiser pour affirmer notre détermination et bifurquer radicalement.
C’est depuis ces expériences conflictuelles, ces écoles du réel et des quotidiens habités, que nous trouvons l’énergie et le sens de matérialiser des architectures et des lieux de savoirs qui nourrissent une culture des communs respectueuse du vivant !
1) Entre autres, Libération : « École d’architecture : un régime basé sur la terreur, le harcèlement et l’intimidation » ; Les Échos Start : « Étudiants en architecture, ils (se) construisent dans la douleur » ; Le Monde : « En école d’architecture, les dérives de la culture charrette », « Onnous a vendu un rêve : de l’école à l’agence, les désillusions des jeunes architectes »…
(2) Pour rappel, l’industrie du bâtiment représente 39 % des émissions de CO2 mondiales, dont 8 % pour le béton.
(3) Nous empruntons l’expression à Isabelle Frémeaux et John Jordan, qui ont engagé cet été un débat sur les partenariats toxiques avec des entreprises qui cherchent à maintenir l’acceptabilité sociale de leurs pratiques délétères.
Cette tribune est co-publiée par Reporterre et Topophile.
Plus de 80 personnes de tous horizons l’ont signée à ce jour : architectes, enseignant·e·s, anthropologues, chercheurs & chercheuses en sciences humaines qui travaillent sur les questions de territoires et des luttes. Elles et ils s’associent à la tribune tant sur le plan social que climatique.
Lea Hobson, architecte et activiste | Étienne Delprat, architecte et enseignant | Tibo, architecte et activiste, Notre-Dame-des-Landes | Julien B., associatif, Nantes | Julien Dupont, architecte, artisan, enseignant, Nantes | Isabelle Lesquer, militante associative, Nantes | Florian Perennes, étudiant ENSA, Nantes | Grégoire Bignier, enseignant ENSA Paris Val-de-Seine | Frédéric Denise, architecte objecteur de croissance, Paris | Sibylle d’Orgeval, réalisatrice, Paris | Benoit Rougelot, architecture du vivant, Paris | Vincent Rigassi, architecte et enseignant ENSA Grenoble | Cyrille Hanappe, architecte, enseignant-chercheur ENSA Paris Belleville| Maarten Gielen, coopérant de Rotor DC, Bruxelles | Jean-louis Tornatore, anthropologue, professeur à l’Université de Bourgogne, Dijon | Jean-Baptiste Comby, sociologue, maître de conférences, Nantes | Stéphane Lavignotte, militant écologiste et pasteur, Seine-Saint-Denis | Germain Meulemans, chercheur postdoctorant au laboratoire Pacte, Cité des territoires, Grenoble | Paul Chantereau, architecte et écrivain, Auvergne | Marie Menant, architecte, enseignante, doctorante | Jean Harari, architecte, Île-de-France | Pierre Couturier, maître de conférences en géographie, Université de Clermont, Auvergne | Léa Longeot, association Didattica, Île-de-France | Juliette Duchange, paysagiste, Drôme | Damien Najean, architecte, Puy-de-Dôme | Sylvain Adam, architecte, association APPUII, Île-de-France | Bernarth Godbille, maître de conférence ENSA Lille | Jean-Baptiste Bahers, chercheur CNRS en aménagement du territoire, Nantes | Paul Léo Figerou, étudiant des Beaux-Arts, Marseille | Revue Topophile, l’ami·e des lieux, la revue des espaces heureux, Paris | Alessandro Pignocchi, auteur de B.D., Bois-le-Roi | Jonathan Goffé, ingénieur, docteur, Paris | Ivan Fouquet, architecte, Paris | Tiffany Timsiline, architecte, Côtes-d’Armor | Sabine Guth, architecte, ENSA Nantes, Paris | Catherine Clarisse, architecte et maîtresse de conférence ENSAPM, Paris | Yvann Pluskwa, architecte, Marseille | Mathias Rollot, auteur et maître de conférences en architecture, biorégion rhénane | Antoine Lagneau, chercheur-associé au LIR3S – Université de Bourgogne | Elissa Giraudet, architecte et coordinatrice écoconstruction, Loire Atlantique | Antoine Lagneau, chercheur-associé au LIR3S – Université de Bourgogne | Hugo Dubois, étudiant (ENSA Nantes) | Antoine Kilian, architecte et enseignant-chercheur, Marseille | Stéphane Herpin, architecte sans frontières, Marseille | Baptiste Furic, architecte, Puy de Dôme | Quentin Mateus, ingénieur low tech, Concarneau | Coline Scoarnec, architecte, Marseille. | Marwan Filali, architecte, Marseille | Merril Sinéus, architecte urbaniste, enseignante et membre fondatrice du réseau scientifique thématique « SUD-Pratiques et Pédagogies Coopératives » | Dorothée Guéneau, architecte urbaniste, Nouvelle Aquitaine | Nicolas Gautron, enseignant ENSart Limoges | Florent Chiaperro, architecte et chercheur | Philippe Eustachon, comédien-metteur en scène, Paris | Ariane Cohin, architecte et auto-constructrice, Île-de-France | Ester Pineau, architecte, Nantes, Paris | Paul Chaufour, militant associatif, la Récolte urbaine, Montreuil | Emmanuel Cappellin, réalisateur, Saillans | Armelle Breuil, architecte et activisite Extinction rébellion, Oslo, Norvège | Marion Delplancke, metteuse en scène, Paris | Marie Durand, architecte, enseignante ENSA Marseille | Perrine Philippe, architecte, Seine-Saint-Denis | Grégoire Barraud, architecte, Nantes | Claire, Damien, Mélia, Pascaline, Véronique, Violaine, architectes et paysagistes, les Saprophytes, Nord | Yvan Detraz, architecte, Bruit du frigo, Bordeaux | Claire Mélot, architecte et doctorante en philosophie, Berlin | Jeanne Rivière, architecte, Paris | Didier Gueston, architecte, Paris | Maud Lévy & Antoine Vercoutère, architectes, Paris | Paul-Emmanuel Loiret, architecte, enseignant-chercheur ENSA Versailles | École 0, collectif pluridisciplinaire, Maine-et-Loire | Marielle Maçé, directrice de recherches au CNRS, spécialiste de théorie littéraire | Sébastien Eymard, architecte, Encore heureux, Paris | Baptiste Morizot, philosophe, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille | Joséphine Germain, architecte, Paris | Guillaume Nicolas, architecte, enseignant, Montreuil, Rouen | Sara Carlini, architecte urbaniste, enseignante, doctorante | Bénédicte Mallier, architecte | Emmanuelle Guyard, concierge designeure, Cunlhat, Puy-du-Dôme | Alice Leloup, paysagiste et architecte, Concarneau | Guillaume Quemper, paysagiste, Île-de-France | Romain Minod, architecte, Île-de-France | Collectif Etc, architectes, constructeurs, Marseille, Drôme | Lucile et Sabine, designers alternatives urbaines, collectif ÇAVAPU, Paris | Sabine Thuilier, architecte, enseignante ENSA Clermont-Ferrans | Alia Bengana, architecte, enseignante | Céline Tcherkassky, architecte, Saint-Denis