Reprises de savoirs

 — MARCHE CITOYENNE DE GONESSE À MATIGNON

MARCHE CITOYENNE DE GONESSE À MATIGNON

2019
Propos recueillis auprès de Stéphane Tonnelat

Oui évidemment c’est pas facile à comprendre si on ne sait pas pourquoi les gens marchent… Donc la marche de Gonesse à Matignon a eu lieu, si je me souviens bien, les 4 et 5 octobre 2019 sur 2 jours. Cette marche était appuyée sur une revendication portée par un collectif qui s’appelle le collectif pour le Triangle de Gonesse, avec tous ses alliés, pour demander, forcer plutôt, le gouvernement à abandonner le projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity, qui était prévu par le groupe Auchan.

Donc Auchan, vous connaissez Auchan, c’est un énorme groupe de distribution de marchandises en France qui possède aussi Leroy Merlin, Decathlon, plein d’autres trucs comme ça. Et donc Auchan avait prévu de construire un centre commercial de loisirs qui s’appelait EuropaCity, sur 80 hectares de terres agricoles et dans un endroit qui s’appelle le Triangle de Gonesse, qui est un ensemble de 700 hectares de terres agricoles qui sont coincées entre les aéroports de Roissy et du Bourget, juste dans la tache urbaine de l’agglomération parisienne. En gros, la ville de Paris, l’agglomération parisienne, s’est étendue jusqu’à l’aéroport. Elle a construit les terres agricoles. Avant il y avait une ceinture maraîchère qui a été mangée. Mais ils restent ces 700 hectares qui sont comme un triangle, un coin comme ça, enfoncé dans l’agglomération et qui n’ont pas été construites parce que, en gros, les nuisances de l’aéroport, notamment les nuisances sonores à cause des avions ont fait que c’est interdit au logement. Mais la pression foncière a monté dans la région et du coup, les promoteurs ont commencé à s’intéresser à ce territoire. Et donc c’est en 2010 que le gouvernement a annoncé, c’était Sarkozy à l’époque, qu’ils allaient construire EuropaCity et qu’ils allaient urbaniser cette zone autour.

Et donc il y a eu une mobilisation qui s’est mise en place par des habitants de la région, des quartiers des villes tout au nord-est de Paris pour empêcher cette urbanisation. Et ils ont utilisé plein de moyens différents. La plupart, c’étaient des manifestations, des pétitions, la participation à l’enquête publique, mais aussi des recours en justice, des marches, des occupations d’un potager illégal dans le Triangle.
Jusqu’en 2019, au moment où cette lutte devient très populaire, on sent bien que l’opinion publique, d’une certaine manière, a été gagnée par cette lutte et que le gouvernement a un peu perdu la bataille. Le centre commercial contre les terres agricoles, ça marche pas tellement bien et donc pour pousser le gouvernement à aller jusqu’au bout et abandonner ce centre commercial, le collectif et ses alliés organisent cette marche. Donc la marche, elle arrive au bout de presque dix ans de lutte déjà. C’est ça qu’il faut comprendre, c’est pas juste un truc. Et donc elle se déroule sur deux jours. Elle part du Triangle qui est environ à 15 km du centre de Paris et elle traverse pour le premier jour toute la banlieue nord, cinq ou six villes comme Gonesse, Villiers-le-Bel, Arnouville, Bonneuil, Aubervilliers, Pantin, Dugny. Et le 2e jour, elle traverse Paris pour arriver jusque pas tout à fait à Matignon parce qu’elle sera arrêtée avant. Alors je trouve que cette marche, elle était intéressante pour moi.
Donc comme je le disais, c’est une mobilisation qui existait déjà depuis 2011. Et qui avait déjà utilisé beaucoup de ce qu’on appelle « moyens d’action », dans le répertoire d’action de tous les moyens d’action. Donc qui avaient tenté des manifestations, qui avaient fait des occupations de terrain par le jardinage, qui avaient fait des affiches, des réseaux sociaux, des recours en justice… Et même en juin, avant la marche de 2019 qui avait bloqué, enfin tenté de bloquer le début du chantier de la gare du Grand Paris Express, une station de métro qui était destinée à servir ce projet EuropaCity en plein milieu des champs, donc une gare en plein champ. Et voyant que tous ces moyens d’action n’avaient pas beaucoup d’effet autres que quand même l’effet de convaincre le public qu’ils avaient raison mais pas d’effet sur le gouvernement. En fait les militants réfléchissent sans arrêt pour essayer de trouver des nouvelles façons de faire. Et donc la marche, c’était une nouvelle idée.

Ce n’est pas une nouvelle idée en soit puisqu’il y a plein d’autres mouvements qui avaient fait des marches, mais c’était une nouvelle idée ici pour le collectif. Et elle avait plusieurs buts, cette marche. Le premier but, c’était de forcer le gouvernement à abandonner, en montrant un effet de masse, donc l’un des enjeux était d’être assez nombreux. Et l’autre but était, qu’à travers cette marche on pouvait relier différents points de l’agglomération et notamment d’autres mobilisations, pour essayer d’initier ce que l’on appelait à l’époque une forme de convergence des luttes. L’idée était de construire des alliances avec d’autres luttes et aussi de mieux comprendre par ce biais qui on est et qui sont les ennemis, les opposants. Ce qui est intéressant dans toutes les manifestations et dans toutes les marches qui sont des sortes de manifestations, c’est cette idée que par la marche on se retrouve entre nous, on définit qui on est et de la même façon, on définit qui sont les gens auxquels on s’oppose. Donc par exemple dans cette marche quand on est parti, on était pas du tout nombreux, on est parti d’un carrefour en plein milieu des champs, on était une cinquantaine. C’était le matin, assez tôt, il faisait gris et puis on est rapidement arrivés au bout de vingt minutes, une demi-heure à la mairie de Gonesse.

Alors Gonesse, c’est la ville où ils veulent construire ce centre. Le maire de Gonesse, qui est le maire du parti socialiste, il était à la fin de son quatrième mandat, un mandat de maire c’est 6 ans donc ça faisait déjà 24 ans qu’il était maire. Ce maire, lui, il est très pro urbanisation, il veut construire à tout prix et donc lui, il avait organisé sur les marches de l’hôtel de ville, au-dessus de la route sur laquelle on passait, il avait organisé une contre-manifestation. Et ça c’était très intéressant parce que là on voyait bien en marchant, et à ce moment-là on avait un peu grossi notre nombre, on était environ 120, quelque chose comme ça, on voyait bien qui nous on était et qui eux ils étaient.

Et l’une des choses que la manif fait et ce qui peut vous intéresser en termes de design ou d’art, c’est que la manif, ou la marche, montre des styles, des formes d’occupation de l’espace public et la forme d’occupation qui était celle de notre manifestation était une forme joyeuse, hétérogène, hétéroclite, des gens déguisés. Il y avait une femme par exemple, une artiste, qui avait fabriqué une déesse de la terre qui était une grande figure, une grande femme de plus de deux mètres de haut, qu’elle promenait sur des roulettes, avec six paires de mamelles et elle promenait sa déesse comme ça. Et puis il y avait aussi la CGT qui était avec nous avec son ballon, et on chantait des slogans. À l’époque c’était encore un peu l’époque des Gilets jaunes, donc on avait transformé la chanson « On est là ! » pour en faire un slogan contre l’urbanisation. Et donc en face de nous, en haut des marches de l’hôtel de ville on avait un autre style de manifestation, qui était lui, des gens en costumes avec cravates ou des employés municipaux dans leurs habits de travail, avec des panneaux « Oui au Triangle de Gonesse, oui à EuropaCity ». Et eux, leurs panneaux, ils étaient imprimés de façon très professionnelle sur des cartons bien rectangle alors que nous on avait des banderoles peintes à la main. Et ça c’est très intéressant je trouve parce que l’on voit à travers les façons de marcher, des formes d’identités, des façons d’être.

Il y avait une animatrice qui parlait dans le micro, parce qu’on avait une sono avec un micro, qui disait : « On reprend la marche et quelque chose me dis que les gens en face vont jouer un jeux qui s’appelle qui c’est qui cri le plus fort, un petit jeu intelligent. Moi je propose de jouer à qui c’est qui cri le plus fort et qui c’est qui marche le plus loin, parce que eux ils vont se réunir à vingt élus devant leur mairie pendant une demi-heure, mais nous on marche jusqu’ à Matignon et on va arriver bien plus nombreux et nombreuses! Donc on va les laisser jouer à qui c’est qui cri le plus fort, on va gagner et on va continuer par qui c’est qui marche le plus loin et on va gagner, en avant ». Et après on a chanté : « On est là, on est là, même si Auchan le veut pas nous on est là ! Contre Europacity on restera ici même si Blazy le veut pas nous on est là ! ». Blazy c’est le maire de Gonesse.

Donc vous voyez que là, il y a un premier épisode dans cette marche que moi j’ai trouvé très intéressant, parce qu’il a montré à nous les marcheurs, il nous a montré qui étaient nos opposants et nous a permis grâce à ce que disait Jeanne dans le micro, de nous situer par rapport à eux. Eux, dans leur discours on entend que c’est des élus bloqués dans leur pré carré, que nous, qui sommes des militants, qui appelons à un esprit public plus large, nous allons dépasser et nous allons aller jusqu’ à Matignon. Et donc, on a là une forme de construction d’opposition qui définit à la fois nos opposants, comme des gens un peu étriqués et sur leur territoire, et nous comme des personnes plus cosmopolites plus ouvertes à une forme d’esprit public.

Et alors ce qui est intéressant, comme je vous l’ai dit, je suis sociologue donc j’essaie de noter un peu ce que les gens disent et comment ils réagissent.
J’ai noté quelques réactions de personnes à ce passage devant la mairie. Je vais vous en donner une. Dans la marche avec nous, il y avait un jeune homme racisé d’origine caraïbéenne, qui est étudiant et qui habite à Gonesse. Il avait été membre du conseil municipal des jeunes de Gonesse, il en était ressorti très déçu, et donc il était maintenant dans la mobilisation avec nous. Et donc ce jeune homme, Julien, je lui dis que j’ai rencontré un employé municipal qui était là à la manif et que en fait, lui, il s’en foutait de tout ça, que de toute façon il ne votait plus et que les gens ici ils ne croyaient ni au projet ni à notre projet. Et Julien, il me dit qu’ il y a beaucoup de gonessiens, les habitants, tu leur parles d’EuropaCity, le projet contre lequel on luttait, ça leur coule dessus. À la fois on leur a dit que de toute façon ça allait être fait donc que ça ne servait à rien de se mobiliser. Ceux qui ont vu les dernières expos, ils disent bon c’est fini on verra bien. Et devant la mairie ce sont juste des élus et des fonctionnaires. À la mairie de Gonesse, quand il y a des choses comme ça, ils font une petite pause pour pouvoir venir à l’évènement. Et l’un des slogans de la contre-manifestation disait « Rentrez chez vous », et ça c’est un slogan qui est souvent utilisé par l’extrême droite. Et Julien me dit, lui ce qui l’a choqué, c’est la parole aux habitants à quel moment ils nous l’ont donné, à quel moment ils nous ont donné la parole, lui c’est un habitant. Pour moi, cette confrontation qui arrive dans la manifestation elle permet vraiment aux participants de réfléchir et de définir quelle est cette opposition sur laquelle on est.
Et donc le premier jour c’était cette traversé de Gonesse jusqu’ à Pantin en bordure de Paris. On n’a jamais été très nombreux, jusqu’ à deux cents personnes je dirais, mais on était assez joyeux et on est passé comme ça par plusieurs étapes. La première était à la mairie de Gonesse, mais après on est passé vers l’Aire des Vents, qui est une partie du parc de La Courneuve, qui est un grand parc dans la Seine-Saint-Denis, où il y avait chaque année la Fête de l’Humanité. Et l’Aire des Vents est menacée et toujours menacée. Là elle est en construction pour faire le village des médias des Jeux Olympiques et donc il y avait une mobilisation à cette endroit-là pour la défendre. Et donc on s’est arrêté là pour pique-niquer. Et là on a réalisé que l’on avait des points communs dans notre mobilisation. Et après on est passé aussi à un autre endroit, à la Maladrerie qui est une cité de logements sociaux à Aubervilliers qui était menacée, elle, par des puits d’aération d’une nouvelle ligne du Grand Paris Express. Et donc là on voit bien que l’on arrivait à un autre ennemi commun qui était la société du Grand Paris.Puis le soir on est arrivé à un autre endroit, qui est la Cité Fertile, un tiers-lieu, lui aussi menacé par une urbanisation à venir.

Ce qui était intéressant dans cette première journée, c’est qu’en tant que collectif, en tant que personnes qui marchaient ensemble, elle nous a permis de nous définir ensemble. Elle nous a permis de définir pourquoi on se mobilisait et contre qui on se mobilisait. Pourquoi, pas seulement dans le sens des choses pratiques, contre EuropaCity, contre le centre commercial, pour les terres agricoles, mais pour quel genre de forme de vie. Parce que c’était pour les terres agricoles, contre EuropaCity mais aussi pour l’Aire des Vents, pour la cité des logements sociaux de la Maladrerie… Tout ça contre les aménageurs et l’espèce de machine de croissance de l’aménagement urbain. Et donc ça permet une forme de montée en généralité sur qu’est-ce que l’on défend. Et ce que l’on défend on le voit non seulement dans ces objectifs là mais aussi dans la façon dont on s’habille, dont on se parle les uns les autres, dont on se rencontre, qui sont aussi en contraste avec la façon dont le camp opposé, lui, discute et avance ses arguments. Donc c’est ça qui est intéressant.

Et le deuxième jour, on est parti de Pantin. On n’était pas nombreux, le temps était encore plus pourri, et on était une cinquantaine au début. On avait un peu peur, parce qu’on s’est dit : là il faut que l’on fasse un peu nombre dans Paris. Parce que c’est ce que les médias vont retenir : combien ils étaient ? En fait, c’était marrant parce que je voyais que ce souci traversait un peu tout le monde parce qu’on n’arrêtait pas de se compter. Alors que le premier jour on ne se s’occupait pas de ça. Donc on est parti au début à cinquante et il y avait plus de CRS que de manifestants. Il y avait sept camionnettes de CRS devant nous et nous on était cinquante derrière avec notre slogan. Puis on est arrivé à Stalingrad et deux cents personnes nous on rejoint. Ensuite on est arrivé à République et là, il y a encore quelques personnes qui nous ont rejoint. Puis finalement, on s’est arrêté à midi à Bastille pour faire des prises de paroles, et là soudain notre nombre est montée à environ 1500. Et donc là on était vraiment nombreux. Il y a beaucoup de Gilets jaunes qui nous ont rejoints parce que leur manif avait été interdite. Et là, il y a avait des peurs que la police avait essayé de nous instiller, notamment que les Gilets jaunes allaient foutre le bordel dans notre manif. Mais pas du tout, ça s’est très bien passé et donc il y avait eu quelques appréhensions.
Enfin bref, on était très nombreux et puis on est arrivés à 1500 sur le boulevard Saint Germain et là on nous a interdit de tourner à gauche dans la rue de Varenne qui mène à l’hôtel Matignon. Il devait être quatre/cinq heure de l’après-midi et on a appris à ce moment-là, qu’Extinction Rebellion était en train d’occuper le centre Italie 2, c’était le même jour. Et il y en a pas mal qui sont partis à Italie 2. Et puis il y avait une femme des renseignements territoriaux, parce qu’ils sont toujours là avec nous, qui a proposé de voir si on pouvait envoyer une délégation à Matignon et Matignon a refusé. Ils ne nous ont pas reçu.

Dans cette deuxième journée, on a vraiment eu une sorte de démonstration de force par le nombre, et donc il y avait un grand enthousiasme dans la marche, on s’est dit : « On va gagner ! » . Mais comme toujours dans ces mobilisations-là, gagner contre un aménagement urbain c’est un peu compliqué au sens ou quelques jours après la marche, un mois, après la marche, le 7 novembre, le gouvernement a effectivement annoncé l’abandon du projet EuropaCity. Mais dans la même annonce, il a aussi dit qu’il garderait la gare dans les champs, la gare faite pour EuropaCity. Donc on était très contents d’avoir gagné, mais en même temps on avait bien compris que rien n’était encore sauvé. C’est quelque chose qui était très présent dans la marche. On sentait qu’on allait gagner, mais on ne savait pas jusqu’où on allait gagner. Il y a un sociologue des mobilisations américain qui s’appelle James Jasper que j’aime bien, qui travaille sur les émotions dans les mobilisations. Il parle des tensions entre espoir et crainte. Il appelle ça des piles morales, au sens des piles comme des batteries, qui nourrissent l’engagement par la tension qu’elle crée entre un pôle négatif et un pôle positif. Et c’est vrai que ça a bien marché ce jour-là, mais quand même on est sortis de cette marche, on était sur les genoux. On était vraiment tous KO. Deux jours c’était très fatigant.

C’est vraiment difficile. À chaque fois que l’on fait quelque chose, que ce soit une manif, une occupation, un blocage, peu importe, c’est toujours très difficile de savoir quel est l’effet. En vérité les actions se succèdent les unes après les autres, il y a assez peu de temps morts dans la mobilisation. Il y a un continuum d’actions, c’est donc difficile de savoir quelle action en particulier a eu quel effet. Il y a quand même des choses que l’on peut mesurer. Une des choses c’est la couverture presse. Par exemple, suite à cette marche, il y a eu énormément d’articles de presse, dans tous les journaux : Le Monde, Libération, tous les régionaux et nationaux et la télé aussi. Et donc ça a quand même eu une audience importante. Après, quel est l’effet de cette audience c’est difficile à imaginer. Mais ce que l’on peut voir c’est que le camp adverse, le camp des aménageurs, par exemple la mairie avec sa contre-manifestation, le camp adverse lui aussi, essayait de faire valoir son point de vue, à avoir lui aussi une couverture presse. Et donc on voit que si l’on regarde les articles de journaux, la couverture presse est très importante mais elle est un peu ambivalente. Elle parle à la fois de la marche et du point de vue des pro-aménagement. Ça dépend des journaux, si vous prenez Mediapart ou Reporterre, ils parlent plutôt du point de vue des opposants, ça dépend.

Ce que l’on voit c’est que les marches ou les manifestations, en général, sont un outil de médiatisation mais un outil de médiatisation qui n’est pas automatique, qui peut être contesté lui-même dans sa médiatisation. Une mobilisation peut être stigmatisée. C’est souvent d’ailleurs ce qui est arrivé avec les Gilets jaunes, ou d’autres manifestation que l’on a eu. Par exemple, un mois avant la marche Gonesse-Matignon, on était à la Marche climat qui était la première où il y avait à la fois les Gilets jaunes, un cortège de tête, Greenpeace, Alternatiba, enfin toutes les ANV-Cop 21, tous ces gens-là. Et en fait il y avait un mélange de tendances très important dans cette marche et la police a tout de suite gazée et chargée. Et en gros, les militants Greenpeace et les autres ont dit aux familles : partez, c’est trop dangereux. Et en fait on s’est retrouvé à être les plus déter, comme on dit, à se prendre des lacrymos. Et le résultat du genre de presse qu’il y a eu autour de cette marche, c’était une presse, j’allais dire très clivée. Il y a une presse qui disait : ces manifestants sont dangereux ; une autre presse qui disait… Il y a même eu un article dans lundimatin qui critiquait les divisions internes du mouvement climat. Ça n’a pas servi à grand-chose pour les mobilisations.

Là par contre, on a eu une marche plutôt homogène, même les Gilets jaunes ou d’autres personnes, comme Extinction Rebellion qui nous ont rejoint, ont été tout à fait d’accord avec la mobilisation. C’était une marche « non-violente » pour le dire comme ça. Et, donc, il n’y a pas eu de stigmatisation. Mais il y a eu, le discours opposé. Et donc, on peut, après, mesurer dans la presse, est-ce qu’il y a plus de pour ou plus de contre ? Et de fait, je pense que la mobilisation à ce moment-là, a généré plus d’avis contre l’aménagement, dans la presse, que pour l’aménagement. Donc on peut dire que ça a permis quand même de mettre la pression sur le gouvernement. Le gouvernement, d’après ce que je comprends, réagit aux pressions diverses et variées. Donc, il a d’un côté la pression des militants écolos et des associations qui disent : il ne faut pas bétonner ces terres agricoles. Mais il a aussi la pression des maires du coin, qui disent : il faut absolument qu’on développe l’emploi, la construction et tout ça. Et donc, on peut avoir cette conception d’État qui est celle souvent tenue par le collectif, par exemple selon le Triangle de Gonesse, l’État, c’est une sorte de girouette, enfin pas l’État le gouvernement plutôt. Il est une espèce de girouette qui réagit aux pressions et donc si on arrive à presser plus fort que nos opposants, on va faire tomber la balance de notre côté. En l’occurrence, la décision du gouvernement, qui a été d’abandonner EuropaCity, mais de garder la gare, a été une décision qui ménageait la chèvre et le chou comme on dit. C’est à dire qu’il donnait un peu à tout le monde. Ils disent : ok, on abandonne EuropaCity pour vous faire plaisir, mais on garde la gare. Et ça c’est pour faire plaisir aux aménageurs. Donc, ça a été une victoire un peu amère.

Un an plus tard, parce que les travaux étaient quand même bloqués grâce à des recours juridiques… À l’époque on avait gagné en première instance l’annulation du PLU, le plan local d’urbanisme. On avait aussi fait annuler les travaux de la ligne de métro à cause des espèces protégées. Mais un an plus tard, les cours administratives d’appel ont dit : non, non, toutes ces annulations, ça ne vaut pas, on rétablit tout. Et donc les travaux ont pu commencer un an après cet abandon d’EuropaCity. Et là, en désespoir de cause j’allais dire, les militants ont fait une ZAD. Ça a été la petite ZAD, très éphémère, du Triangle de Gonesse.

Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il y a une évolution progressive des moyens d’action vers, disons, un peu plus de radicalité au fur et à mesure que les militants s’aperçoivent de la surdité du gouvernement à l’égard de ces revendications. Mais une des choses qui caractérise la lutte du Triangle de Gonesse par rapport à d’autres, parce qu’il y en a eu pas mal d’autres à la même époque ou en même temps, il y en a toujours, c’est que cette lutte est toujours partie d’une idée d’une culture publique. C’est-à-dire qu’il fallait faire comprendre, mener l’enquête et expliquer à l’opinion publique qu’on avait raison. Et donc toutes les actions qui sont menées comme la marche, mais même la ZAD, ont été des actions publiques. Il n’y avait rien de secret en fait. Rien de caché.

La marche, mais aussi les rendez-vous dans le Triangle, sont des façons pour les mobilisations de donner une matière à la mobilisation, à ce pourquoi on se mobilise. On découvre vraiment le territoire et on construit des relations avec lui qu’autrement, notamment dans l’agglomération parisienne, les franciliens n’ont pas. C’est très important de voir, par exemple, et d’expérimenter. Donc quand on part du Triangle et qu’on va jusqu’ à Paris, c’est vraiment une action de reconnexion de ces terres agricoles à l’agglomération, à la ville. Et on avait déjà fait ça d’une autre façon en 2018, lorsqu’on avait cultivé des légumes dans le Triangle et qu’ensuite on avait fait une soupe sur la place de la République avec ces légumes pour la distribuer aux parisiens. Et là, en disant, vous voyez : on peut manger de la soupe de légumes de la banlieue. Voilà, c’est une autre façon de connecter, vous voyez ? Mais il y a effectivement la façon continue, par les pieds avec la marche. Et puis il y a la façon un peu moins continue, par exemple en transportant des légumes pour aller les manger à Paris. Mais c’est vrai que cette mobilisation, en fait, c’est un de ces chevaux de bataille, j’allais dire, de reconnecter la périphérie, l’agriculture à la ville. Voilà. Et la marche, effectivement, la marche fait ça.

Juste une dernière chose que j’ai oublié de vous dire : en 2021, après la ZAD, on a fait une 2e marche. On a refait la même marche, mais cette fois, elle était double. On est parti, pareil, de Gonesse. Mais il y a une autre marche qui partait de Saclay. Vous avez peut-être entendu parler de la ZAD de Saclay. Cette marche partait de Saclay pour aller à l’hôtel de ville. Et on s’est retrouvé à l’hôtel de ville. Il y avait des marches convergentes comme ça. C’était intéressant, mais ça a eu beaucoup moins d’effets.